La représentation allégorique de la mélancolie dans  L'Écume des jours de Boris Vian et Melancholia de Lars Von Trier

Walter Moser établit que la mélancolie oppose deux visions distinctes quant à la littérature.(1)  Ceci est d’abord représenté péjorativement par l’aspect inactif du sujet. Effectivement, on considère souvent qu’un être mélancolique est passif, voire paralysé par son état, ce qui l’exclut de toute objectivité face à un raisonnement, lui enlevant toute crédibilité. La représentation méliorative d’un sujet mélancolique est montrée par le biais de la génialité, puisque son sens créatif serait bonifié justement par son manque d’objectivité qui l’amène à réduire considérablement sa lucidité. Il serait donc davantage disposé à une grande créativité, contrairement à une personne complètement consciente. C’est ce sentiment mélancolique inclassable qui est abordé par deux œuvres de façon très créative, comme le propose la seconde topique de la réflexion de Walter Moser. La première, L’Écume des jours, est un roman écrit par Boris Vian en France en 1947. Elle présente un personnage, qui traverse une déchéance mélancolique importante à travers une représentation allégorique, Colin. Il est confronté à la perte de son amour naissant dans la maladie. La seconde, Melancholia, est un long-métrage réalisé par le cinéaste danois Lars Von Trier près de 70 ans plus tard. Le personnage mélancolique, Justine, est mis à l’épreuve d’une crise identitaire après un mariage raté. La représentation de ce personnage est également allégorique. Les sujets sont tous deux confrontés à une perte importante qui aura des répercussions généralisées sur leur vie. Grâce à un univers métaphorique, la mélancolie aura d’abord un effet direct sur l’environnement des personnages, ensuite sur leur propre déchéance puis finalement sur le dénouement tragique de leur situation.

LA TRANSPOSITION DU SENTIMENT MÉLANCOLIQUE DES PERSONNAGES
DANS LEUR ENVIRONNEMENT


L’Écume des jours : amour malade et étouffant
Les contextes socio-environnemental et psychoaffectif négatifs sont les principaux facteurs mettant un sujet à risque de développer un comportement dépressif.(2)  C’est le cas de Colin qui, dans L’Écume des jours, fait face à plusieurs situations personnelles l’amenant à développer un sentiment mélancolique.

D’abord, son statut civil est à la base de sa dépression puisqu’il se voit confronté à la perte de son amour dès son mariage. La maladie de Chloé se déclarant à l’aube de leurs noces, Colin perd tout espoir devant ce vide qui n’a pu être comblé, c’est-à-dire son désir le plus profond. En effet, la quête du personnage, dès le début, est de trouver l’amour. Lorsque ce but précis est détruit par la maladie, Colin est anéanti, confronté à des événements négatifs au cœur de ses désirs fondamentaux et touchant directement son environnement. C’est par l’épanouissement de son amour qu’il tente de guérir sa femme. Cet amour grandissant est symbolisé par des fleurs :

Chloé était allongée sur son lit, […]. Autour d’elle, il y avait beaucoup de fleurs et surtout des orchidées et des roses. Il y avait aussi des hortensias, des œillets, de camélias, de longues branches de fleurs de pêcher, et d’amandier, et des brassées de jasmin. Sa poitrine était découverte et une grosse corolle bleue tranchait sur l’ambre de son sein droit.
[…]
- Quelles jolies fleurs! dit Alise. Colin est en train de se ruiner, ajouta-t-elle gaiement pour faire rire Chloé. (p. 217)

Vian fait ici l’étalage de types de fleurs par une énumération détaillée et utilise cette métaphore afin de matérialiser et de quantifier l’amour de Colin envers Chloé pour le mettre en valeur. La métaphore entre les fleurs et l’amour illustre également la déchéance de leur amour par le nénuphar dans le poumon de Chloé, qui ne cesse de grandir. Ainsi, Colin se ruine complètement dans l’achat de tonnes de fleurs, ce qui contribue davantage à l’exposer à la déchéance mélancolique lorsqu’il se voit obligé de travailler pour survivre et sauver sa femme.

Entre alors en compte le statut d’emploi, faisant partie des facteurs d’influence socio-environnementale chez un dépressif. Son travail l’affecte directement de façon physique et émotionnelle. Cet aspect est mis de l’avant par la critique évidente dont Vian fait part ouvertement à propos des conditions ouvrières. Grâce à une corrélation établie entre le milieu ouvrier et le milieu carcéral, l’auteur présente la détresse du personnage par l’entremise directe de son environnement. Effectivement, les travailleurs sont représentés comme des machines qui se meurent afin de gagner un peu de sous dans un milieu oppressant et glauque. Vian détaille les moments de Colin dans l’usine à l’aide d’un environnement noir aux teintes de rouge :

Comme d’habitude, il trébucha sur le seuil de la porte métallique du passage d’accès aux ateliers et une bouffée de vapeur et de fumée noire le frappa violemment à la face. […] Le passage était très sombre, éclairé tous les six mètres par une ampoule rougeâtre dont la lumière ruisselait paresseusement sur les objets lisses, s’accrochant pour les contourner, aux rugosités des parois et du sol. (p. 257)


Le rouge «renvoie à la souffrance des hommes, damnés dans un monde devenu lui aussi semblable à l’enfer»(3) . La noirceur rappelle la froideur des usines et leur environnement métallurgique et sombre. Cet espace péjoratif a une grande influence sur Colin, qui l’amène à donner sa jeunesse en travaillant dans une usine de fabrication de fusils. Ce vieillissement prématuré montre le désespoir de celui-ci quant au futur, comportement récurrent chez les dépressifs.

Dans L’Écume des jours, l’environnement non seulement affecte le personnage mélancolique mais l’accompagne également. En effet, l’espace et le temps suivent les états d’âme de Colin, majoritairement par l’accélération du temps et le rapetissement de son espace vital.(4)  D’abord, la dégradation du temps par une accélération, au-delà du bris de la successivité des saisons, - puisque le récit passe du printemps à l’automne, faisant omission de l’été - est révélé par le vieillissement de Colin et même de Nicolas puisque «ce vieillissement constitue une projection de la douleur psychique sur un état physique.»(5)

-[…] Tu as vieilli de dix ans depuis huit jours.
- De sept ans, rectifia Nicolas.
- Je ne veux pas te voir comme ça, tu n’y es pour rien, c’est l’atmosphère. (p. 233)

En effet, la transposition du sentiment mélancolique des personnages en dégradation physique accélérée met l’accent sur la négativité de la déchéance. De plus, ce vieillissement est la cause directe de la maladie de Chloé, tout comme le développement de la mélancolie chez Colin et Nicolas, entre autres, qui lui, vieillit dès la déclaration de l’état de Chloé.

On peut aussi noter une dégradation significative de l’espace entourant les personnages. En effet, «on remarque un triple phénomène d’assombrissement, de réduction et de liquéfaction.»(6)  Les espaces sont caractérisés, dans leur dégradation, par des contrastes importants entre leur situation initiale et leur modification. C’est le cas de l’appartement qui, au départ est décrit comme un environnement lumineux et vaste, puis qui devient rapidement sombre et minuscule :

La chambre était parvenue à des dimensions assez réduites. Le tapis, contrairement à celui des autres pièces, avait épaissi et le lit reposait maintenant dans une petite alcôve avec des rideaux de satin. La grande baie était complètement divisée en quatre petites fenêtres carrées par les pédoncules de pierre qui avaient fini de pousser. Il y régnait une lumière un peu grise, mais propre. Il faisait chaud. (p. 253)

Comme le souligne Guillaume Bridet, le rétrécissement de l’espace montre l’étouffement général des personnages. Ici, Boris Vian crée un environnement ressemblant à celui d’une serre par son humidité, sa végétation et sa lumière. C’est, en ce sens, une manifestation allégorique de la déchéance mélancolique des personnages qui sont angoissés par la mort, puisque la chambre devient un univers propice au développement du nénuphar dans le poumon de Chloé. On peut également comprendre ce rétrécissement comme une mort physique de l’environnement des mélancoliques mais aussi des victimes. Plus l’état de Chloé s’aggrave, plus la mélancolie de Colin est en déchéance, plus l’espace se resserre. Vian transpose la dégradation psychique en déchéance, encore une fois mesurable et concrète afin de déstabiliser le réel à l’aide des sensations et des sentiments à la dérive. Finalement, l’appartement se liquéfie complètement, laissant place à un marécage humide, qui est rappelé à la fin lors de l’enterrement de Chloé sur l’île marécageuse. Ainsi, Vian utilise un langage maritime afin d’accentuer le présage de mort qui, dans L’Écume des jours, est intimement lié à l’eau, comme en témoigne le nénuphar dans la poitrine de Cholé, qui est une fleur aquatique, la rendant excessivement malade. À ce moment où la maladie de Chloé s’aggrave, Vian propose cette métaphore entre l’épreuve qui s’annonce et l’écume des vagues entre le fleuve et la mer. : « À l’endroit où les fleuves se jettent dans la mer, il se forme un barre difficile à franchir et de grands remous écumeux où dansent les épaves.» (p. 174) Il présente cette expérience comme difficile à l’aide du langage maritime afin de mettre en place l’aspect terrifiant de la situation.


Melancholia : ma planète et moi
Melancholia (2011)
La naissance de la mélancolie de Justine, dans l’œuvre de Lars Von Trier, est intimement liée à son environnement. En effet, l’environnement psychoaffectif du protagoniste est à la base du développement de sa dépression. Convaincue d’un futur prometteur avec son mari, Justine est rapidement confrontée à l’insignifiance de celui-ci. Le mariage parfait organisé par Claire, sa sœur, ainsi que son mari, John, n’est qu’un enchaînement de procédures qui, soudain, paraissent froides aux yeux de Justine. Ce sentiment nait principalement de la pression familiale envers son bonheur personnel. Claire, connaissant sa sœur, prévoit tout pour l’empêcher de s’égarer dans une réflexion sentimentale, dont elle la sait capable. Dès le premier signe d’affaiblissement, elle entreprend de ressaisir Justine, afin de la convaincre de ne pas parler de ses pensées négatives à son nouveau mari, puisqu’elle devrait sans aucun doute être heureuse dans sa situation, étant la conformité du bonheur. S’ensuivent les mêmes exigences chez John, chez son père et même chez son patron. Cette pression face au bonheur ajoute à la superficialité des procédures qui déclenchent la perte de l’objet de Justine, c’est-à-dire la perte d’un futur prévisible qu’elle avait pourtant désiré, par pur asservissement.

La frustration de Justine quant aux procédures standardisées du mariage est mise en valeur dans la scène où elle se retrouve seule dans la bibliothèque, exposée à plusieurs livres sur l’art. Entourée d’œuvres de Malevitch et de Kandinsky, Justine est prise d’une angoisse soudaine, disposant à leur place, entre autres, Ophelia de John Everett Millais, Hunters in the Snow de Brueghel ainsi que la seconde version de Davide con la testa di Golia du Caravage. Ainsi, Justine fait le rejet catégorique de la froideur et de la conformité pour finalement privilégier la sensibilité, la vérité. Cette authenticité qu’elle recherche est présentée par sa mère qui est la seule à voir le second côté de la médaille, lui infligeant tout de même, elle aussi, une pression afin d’avorter ses procédures quant au futur. Sa démission juste après sa promotion est également signe du détachement à la conformité, réalisant que son bonheur n’était certainement pas lié à son emploi, où le patron est vraisemblablement répressif envers ses employés, ventant pourtant le grand talent de Justine.

Suprématisme (1915)Kazimir Malevitch


Davide con la testa di Golia (1915)Caravage














Le pont situé sur la propriété de Claire est significatif du passage entre la conformité et l’acceptation. Il sépare les sentiers équestres, symbolisant la vérité et la sensibilité, des sentiers vers le village qui symbolisent la norme. En effet, le lendemain de son mariage, Claire emmène Justine faire une promenade à cheval. À leur arrivée au pont, le cheval de Justine refuse catégoriquement le passage vers le sentier menant au village. Pourtant, elle semble déterminée à le franchir, en vain, comme prédisposée à habiter l’autre côté. La seconde fois, Justine, prise d’angoisse, commence à brutaliser son cheval, qui lui, s’affale sur le sol. Lorsque sa crise de frustration prend fin, elle lève la tête et aperçoit Melancholia, planète menaçant de s’écraser sur la Terre dans les jours suivants et étant l’allégorie de la maladie de Justine, représentée en plan subjectif. Elle se calme soudain, se rappelant la quête de son objet perdu, la raison pour laquelle elle ne franchira jamais le pont vers le village. Claire est également confrontée à ce pont entre norme et résilience, lorsqu’elle apprend que la planète entrera en contact avec la Terre. Désirant fuir l’acceptation, elle quitte son domicile en voiturette de golf pour se rendre au village avec son fils. À la bordure entre les deux sentiers, le véhicule rend l’âme, la laissant du côté du pont où elle devra accepter l’inévitable, qui, dans ce cas, est la mort imminente.

Dans Melancholia de Lars Von Trier, une corrélation importante est proposée entre la déchéance mélancolique de Justine suite à son mariage raté et la fin du monde qui approche. Effectivement, la chute dépressive du personnage accroit considérablement en unisson avec l’approche d’une étrange planète vers la Terre. Cette planète s’appelle Melancholia, faisant directement référence à l’état psychologique dont il est question. Elle fait son apparition lors de l’arrivée de Justine et de son nouveau mari à la réception qui se donne chez Claire, la sœur de la mariée. C’est à ce moment exact que le mariage commence à prendre un virage raté, puisque les amoureux arrivent en retard. Son apparition est donc significative, davantage lorsque Justine se retourne pour demander la provenance de l’étrange astre, pour lequel elle semble développer une fascination.

Commence alors une relation bien particulière entre cette planète, c’est-à-dire la mélancolie, et Justine. Cette relation s’établit fréquemment chez le mélancolique après la réalisation de la perte définitive de l’objet amenant au comportement dépressif, comme l’explique la théorie de Freud.(7)  La désillusion quant au mariage est la source du sentiment de perte de Justine. En effet, croyant avoir trouvé le sens de son futur, c’est-à-dire son mariage avec Micheal, elle se retrouve face au vide, ne désirant plus se marier comme elle le devait. Elle développe donc un attachement direct à sa maladie qui est représentée allégoriquement dans son environnement. Ayant perdu toute lucidité, le sujet mélancolique, malgré la conscience de la perte, est porté à développer son imaginaire puisqu’il bâtit son univers et son environnement en lien avec son objet perdu, qu’il ne peut plus quitter. Ainsi, Melancholia représente physiquement cette relation malsaine entre un individu et sa maladie. Le fait que Von Trier rende cette maladie réelle et physique mais surtout grandiose par son immensité, représente l’importance de la maladie.

Melancholia (2011)

Les plans d’abord en grand ensemble puis en gros plan sur la planète en gradation mettent en valeur la tension quant à la fin du monde qui approche mais aussi la grandeur de la dimension prise par la mélancolie dans la vie de Justine. Le moment où celle-ci s’abandonne complètement à sa maladie est un moment phare du long-métrage. Couchée sur les rives d’un cours d’eau, nue, elle contemple l’immensité de cette mélancolie la pénétrer. Le plan de cette scène semble être la suite d’un des premiers plans du film où Justine git dans un cours d’eau, robe de mariée sur le dos rappelant Ophelia, toile de John Everett, qui est d’ailleurs présente dans le film. La référence est importante, signifiant les ressemblances avec le récit de Shakespeare où Ophélie se voit dans une situation de mariage impossible, ce à quoi Justine est également confrontée dans son inachèvement. Ce plan léché a l’allure d’une toile par sa composition irréaliste, Justine sur les rochers comme une Ophélie sortie de l’eau. Justine ressort, d’une blancheur frappante sur un fond sombre. On voit également Claire, sa sœur, qui l’observe de loin, happée par le côté troublant de la scène. Sa présence démontre l’éloignement définitif de Justine qui, dans un monde à part, s’abandonne à son sort, perdant toute lucidité. L’environnement est alors, plus la planète s’approche, empreint d’une noirceur et d’une froideur représentés par les changements climatiques brusques, comme la neige, la grêle ou les déficiences électriques. Ceux-ci montrent l’ascension de la tension et la déchéance certaine de leur univers et de celui de Justine. Celle-ci apprécie chacune des manifestations de Melancholia, hypnotisée par son pouvoir sur elle-même. L’aspect dramatique de la situation est, tout au long, accompagné d’une musique de Wagner qui, gravement, représente la trame sonore de la déchéance de l’environnement des personnages, d’autant plus accentuée par de nombreux ralentis permettant d’allonger les plans, montrant ainsi l’aspect chaotique des événements.
Melancholia (2011)


Quelques symboles empruntés au livre de l’Apocalypse dans la Bible sont également mis en valeur dans l’œuvre de Lars Von Trier. C’est le cas des chevaux qui rappellent les quatre cavaliers. Le premier cavalier est un cheval blanc, représentant la religion trompeuse.(8)  Il est représenté à quelques reprises dans l’œuvre, ne faisant par contre pas partie des animaux appartenant à Claire. Ainsi, on peut comprendre qu’il est représenté dans un temps irréel, par des plans d’ensemble au ralentis afin d’accentuer son aspect grandiose et significatif quant à l’Apocalypse. Le cheval de Justine trouvera la mort avec les autres chevaux à la fin du long-métrage, libérés par Claire. Ainsi, les chevaux contribuent à amener un environnement en corrélation avec la mélancolie et la fin du monde, puisque Justine développe un sentiment mélancolique lorsqu’elle est soumise au mariage qui est d’ordre religieux, le cheval blanc étant alors la représentation du mariage brisé. De plus, les trompettes, dans l’Apocalypse, sont le symbole de l’apogée de celle-ci. Ainsi, la musique de Wagner comportant plusieurs trompettes peut être associée à ce symbole majeur du livre de l’Apocalypse.


Mariages, oppression et métaphores
Il est clair que les influences sur le développement du sentiment mélancolique sont similaires. En effet, les contextes socio-environnementaux et psychoaffectifs sont en unisson dans l’œuvre de Vian et celle de Von Trier, puisque le mariage et l’oppression sont à la base de la perte de l’objet des sujets sentimentaux.

Le mariage bâclé est la principale source de mélancolie dans les deux œuvres présentées. Par contre, la cessation des unions n’est pas du même ordre chez Vian et chez Von Trier, puisque les séparations s’opposent. D’un côté, L’Écume des jours propose un amour inachevé mais passionné, désillusionné par la maladie de Chloé. La fin du mariage de Colin et Chloé n’était donc pas désirée. Colin, face à la perte de son amour naissant à cause de la mort, entame un processus mélancolique puisqu’il a perdu l’objet de son bonheur; Chloé. De l’autre côté, Melancholia présente un personnage en crise identitaire confronté au choix entre le chemin de la norme et celui de l’abandon de soi par l’expansion des sentiments. Justine met alors fin à son mariage suite à une introspection, afin de fuir les conformités qu’il présente pour son futur. Puisque c’est une décision personnelle, l’objet perdu de Justine ne consiste pas en Michael mais plutôt en la perte de l’espoir en ce futur établi qui semblait pourtant être le chemin du bonheur pour elle avant d’être confrontée à la réalité. Cette désillusion quant au futur est mise en valeur par l’image du verger, donnée en cadeau à Justine par Micheal, afin de lui signifier son plan futur d’acheter une terre pour y cultiver des pommes. Dans la Bible, le verger est la représentation du paradis perdu.

L’oppression environnementale est également abordée dans chacune des œuvres. Il est clair que ces situations d’angoisse se distinguent par les années séparant leur parution, puisque le contexte de création des œuvres est bien différent pour chacune. D’abord, L’Écume des jours présente l’oppression sociétale par l’industrialisation et la classe ouvrière. Se ruinant à guérir sa femme mourante, Colin est obligé de se trouver un travail qui le confrontera à l’asservissement ouvrier, réalité des années 1940. Cette angoisse contribue à sa déchéance mélancolique. De son côté, Melancholia met en valeur l’oppression familiale, sujet souvent utilisé dans les cas de crise identitaire dans les œuvres postmodernes, dont le long-métrage de Lars Von Trier fait partie. Ainsi, Justine fait face à la pression de ses proches qui tentent de lui faire comprendre que le bonheur a comme source la conformité sociale, c’est-à-dire le mariage et l’épanouissement personnel par la carrière, ce qu’elle refuse. C’est lorsqu’elle sera confrontée à cette oppression que Justine fera le choix de fuir la norme, malgré elle.

La transposition de la mélancolie dans l’environnement est, dans les deux œuvres, basée sur l’univers métaphorique. En effet, les deux auteurs représentent la mélancolie dans leur récit de façon imagée afin de la quantifier ou de montrer son évolution. Vian utilise une transformation significative des espaces par des rétrécissements, assombrissements et liquéfactions afin de mettre en valeur la déchéance des personnages dans leur milieu, particulièrement celui de Colin, par la modification de l’appartement en marécage. Lars Von Trier, quant à lui, personnifie directement la mélancolie par la planète, Melancholia, qui agit en fonction de la dépression de Justine.


LA DÉCHÉANCE DU SENTIMENT MÉLANCOLIQUE DES PERSONNAGES


L’Écume des jours : la mort du désir
La découverte de l’amour chez Colin est à la base du sentiment mélancolique. C’est par la transposition du désir sexuel en sentiment amoureux, grâce au coup de foudre, que Colin se lie à Chloé.  Le personnage mélancolique associe l’amour à l’angoisse de mourir, témoigné lorsque Colin se met à pleurer parce qu’il éprouve du désir pour une femme d’âge mur. (p. 67) La mort de l’amour immature par le mariage est donc l’élément déclencheur de la maladie de Chloé, puisque l’œuvre de Vian entretient un parallèle récurrent entre l’amour et la mort. C’est juste après la cérémonie que Chloé subit ses premiers malaises :

Ils sortirent tous de l’église en jetant un dernier regard aux fleurs de l’autel et sentirent l’air froid les frapper au visage en arrivant sur le perron. Chloé se mit à tousser et descendit les marches très vite pour entrer dans la voiture chaude. (p. 126)

Vian établit les premiers symptômes de Chloé en lien avec le froid, c’est-à-dire l’austérité du mariage et de l’amour mature. La sortie des nouveaux mariés est faite dans la précipitation et le malaise, sentiments péjoratifs liés à l’exécution du mariage. Ils regardent une dernière fois les fleurs laissées derrière eux, qui symbolisent l’amour naissant et avide qui est abandonné dans les liens sacrés du mariage. Cette union sentimentale détruit leur amour par la maladie.

La déchéance de Colin commence aux premiers signes de la maladie et restera parallèle à son évolution. L’objet perdu est l’amour, disparaissant au fur et à mesure que le nénuphar s’empare du poumon de Chloé. Les premiers signes de mélancolie apparaissent chez Colin après la visite chez le docteur :

Chloé pleurait toujours dans la fourrure blanche et Colin avait l’air d’un homme mort. L’odeur des trottoirs montait de plus en plus, les vapeurs d’éther emplissaient la rue.
[…]
- Qu’est-ce qu’elle a? demanda Nicolas.
- Oh, dit Colin, ça ne pouvait pas être pire. (p. 211)

Colin entame alors le début d’une phase de frustration et d’incompréhension quant à son sort. Il s’en trouve désemparé. L’odeur d’éther qui envahit l’air est une métaphore signifiant le début de l’étouffement de Colin, s’engouffrant rapidement dans une dépression.

S’ensuit l’étape où Colin prend sur ses épaules la guérison de Chloé, en oubliant alors l’amour. Sa quête devient l’objet perdu qu’il associe directement à Chloé. La particularité de cette quête chez Colin est qu’il n’y a pas encore de perte définitive avant la fin. Il s’agit d’un sentiment mélancolique précoce, puisque la perte de l’objet est imminente. Son désir d’amour entre alors dans un autre ordre, l’objectif principal étant de sauver sa femme :

- Je suis bien, comme ça, dit Chloé. Reste contre moi. Cela fait si     longtemps que nous n’avons pas couché ensemble.
- Il ne faut pas, dit Colin.
- Si, il faut. Embrasse-moi. Je suis ta femme, oui ou non?
- Oui, dit Colin, mais tu ne vas pas bien.
- C’est pas ma faute, dit Chloé, et sa bouche frémit un peu comme si elle allait pleurer. (p 200, 201)

 Le réconfort et le désir de Chloé deviennent de second ordre, puisqu’ils pourraient la fatiguer ou empirer sa situation. Colin est pris d’un grand désir de contrôle afin d’éviter le pire, quand, en fait, ce manque d’amour affecte visiblement Chloé.

Entre alors en compte le nouveau travail de Colin qui agrémente sa déchéance. Son emploi a des répercussions physiques mais aussi psychologiques sur son état mélancolique. Il est désillusionné face à la condition humaine et, par amour, se plie à cette exploitation afin de sauver Chloé, au profit de sa santé.

Finalement, Colin se questionne sur la mort de Chloé auprès de Jésus à ses funérailles. Il s’agit d’un retour à la religion et à son symbolisme meurtrier, comme lors du mariage.  Colin ne comprend pas pourquoi Jésus a donné la mort à sa femme, alors qu’elle « était si douce […]. Jamais elle n’a fait le mal, ni en pensée, ni en action ». (p. 326) Il s’agit alors d’une remise en question de la présence de la religion et son utilité face au deuil, puisque Jésus témoigne d’une grande indifférence face à la mort de Chloé. Il associe aussi la valeur de son amour à la valeur monétaire, puisqu’il est décontenancé d’avoir signé un «enterrement de pauvres» (p. 327) plutôt qu’une cérémonie fortunée comme il l’aurait voulu. Plus qu’une critique du rapport à l’argent, il s’agit d’une illustration de la déchéance de Colin, puisqu’il passe d’un mariage triomphant à des funérailles médiocres. Ainsi, la mort de Chloé consiste en une dévalorisation de ce mariage, ayant causé son décès et la faillite de Colin, par le fait même. Il éprouve, juste avant la mort de Chloé, un sentiment intense de désillusion face à l’humanité : «Ses yeux ne voyaient plus que la laideur des gens». (p. 319)


Melancholia : du rêve à la prophétie
Après avoir pris la décision de fuir la conformité, Justine entre dans une déchéance importante qui s’amorce lors de la deuxième partie de l’œuvre, intitulée Claire. On y détaille clairement un état stuporeux chez Justine, qui débute son processus mélancolique dans la passivité complète. La première scène présente cette atonie par un appel de détresse  à Claire, Justine étant incapable de se rendre au taxi que sa sœur lui a envoyé pour l’amener chez elle. Son inertie est à son apogée dans la scène où Claire fait tout pour aider sa sœur à entrer dans le bain, mais celle-ci est dans l’incapacité de lever sa jambe pour y monter. Cette phase est significative de la perte définitive de l’objet, sans prise de conscience réelle de la part du sujet. Cet état végétatif se clôt par la rencontre de Justine avec Melancholia, qui lui est présentée par Leo, le fils de Claire, par un article web. Elle entame alors la compréhension de son objet perdu, qui est synonyme de quête. Justine cherche alors à comprendre son mal, qui est représenté par Melancholia, et à en faire une quête personnelle liée à sa perte. Cette quête s’étend ensuite à une réflexion afin de comprendre la nature humaine.

Melancholia (2011)

Plus Justine entretient sa proximité avec la planète, plus sa relation avec sa sœur devient houleuse et froide. Cet aspect est représenté dans la scène où, sous l’emprise d’une angoisse nocturne, Claire quitte sa chambre pour observer la source de sa peur : la planète qui approche. Un plan d’ensemble montre, à gauche, la Lune et à sa droite, Melancholia. Les deux trônent sur une lignée de nuages illuminés par leur effervescence nocturne. C’est à ce moment que Justine fait apparition sur la terrasse, sans prendre note de la présence de sa sœur. Alignées sur l’esplanade derrière la maison, elles font face à leur astre respectif, Claire devant la Lune et Justine devant Melancholia. Les corps célestes sont la symbolisation du choix de vie de chaque sœur grâce à leur trajectoire qui nous est présentée lors des recherches de Claire sur le danger de l’évènement. D’abord, la Lune représente Claire, suivant une trajectoire cyclique établie et inchangée. Elle met en place un réconfort dans sa routine et sa lueur qui permet d’illuminer la nuit, symbole d’inquiétude. Ensuite, Melancholia est représentative de la vie de Justine, puisque sa trajectoire est imprévisible et inégale, revenant sur ses pas et changeant brusquement d’orbite, parallèle évident au choix d’éviter de se marier et de vivre une vie selon la norme sociétale. Cette scène met en valeur l’essentiel de l’opposition entre Justine et sa sœur, qui ajoute à la déchéance de Justine par sa séparation graduelle avec celle-ci, c’est-à-dire avec la réalité puisqu’elle s’échappe dans le rêve.

Finalement, la troisième phase de la déchéance mélancolique de Justine est marquée par la conclusion de sa quête quant à sa perte d’objet qui l’amène à la haine de l’humanité. En effet, lorsque la situation irréversible de la planète s’instaure, elle se révèle comme une prophète, annonçant la fin imminente de l’humanité à sa sœur avec un certain plaisir, voire optimisme : « Life on Earth is evil. […] Life is only on Earth, and not for long. » Ainsi, cette phase mélancolique montre une résignation et une indifférence quasis complète au sort de la Terre, sauf en ce qui a trait l’innocence qui teinte d’espoir la réflexion de Von Trier par le personnage de l’enfant, représenté par Leo. Justine développe une proximité particulière avec son neveu à l’approche de la fin du monde, ce qui trahira sa désillusion envers l’humanité.


Un mariage, deux parcours
Dans les cas de Justine et de Colin, leur déchéance a pour source le mariage. Représenté comme péjoratif, le mariage est, dans les deux cas à la base du sentiment mélancolique.
Dans L’Écume des jours, le mariage signifie la mort du désir, c’est-à-dire qu’il signifie la fin du bonheur conjugal par l’émancipation sexuelle. Le couple choisit de vivre une vie sentimentale, mettant de côté l’amour immature, physique. Ainsi, ce mariage entraine la maladie de Chloé, puisqu’il s’agit de l’allégorie de la mort du désir, du bonheur et de la prospérité par les relations libres. D’un autre côté, dans Melancholia, le mariage signifie la conformité

Melancholia (2011)


Malgré la cause similaire, l’enchaînement des phases de la mélancolie se fait de façons distinctes chez Justine et Colin. D’abord, Colin vit sa mélancolie de façon active. Pour lui, l’autodestruction n’est que le passage vers la résolution de sa quête, c’est-à-dire la guérison de Chloé, qui rétablira son objet perdu. Face à ce processus d’annihilation, Colin éprouve une douleur profonde quant à son impuissance, malgré les efforts qu’il met en place afin de contrôler le nénuphar dans le poumon de Chloé. En fait, il tente de contrôler l’incontrôlable, puisque la plante aquatique est vivace et pousse sans retraite, tuant par le fait même sa femme. Finalement, la mort de Chloé entraine une vive incompréhension chez Colin, allant jusqu’à remettre en question l’existence de Dieu. Il se questionne sur la nature de sa mort, sur la compréhension de la vie afin de saisir quel est son destin suite à la mort de son amour. Colin représente donc le sujet mélancolique actif, qui s’écarte de toute objectivité afin de permettre un travail créatif. Cet aspect est mis en valeur par sa recherche de solutions envers la maladie de Chloé, sa subjectivité grandissante par l’autodestruction.

Justine, quant à elle, vit sa mélancolie de façon passive. Elle se laisse plutôt imprégner du sentiment mélancolique et l’entretient jusqu’à la fin. Elle éprouve son sentiment de façon indifférente, puisqu’elle est plutôt sujette à la contemplation qu’à la créativité. Elle regarde Melancholia s’approcher de la Terre, un sourire au coin des lèvres, indifférente à la mort de l’humanité. Son désintéressement est né de sa désillusion envers l’humanité qui tombe perpétuellement dans le moule de la convention. Son désenchantement est révélé par son acceptation définitive de la fin du monde, qui n’est remis en question que par l’innocence qui représente le seul espoir qu’elle envisageait pour encore pour l’humanité. Justine représente le malade passif, second type de sujet mélancolique et représentation péjorative de l’individu en société. Elle est présentée comme dénuée de raisonnement et de discernement.

LA SIGNIFICATION ALLÉGORIQUE DU DÉNOUEMENT TRAGIQUE

L’Écume des jours : la noyade
La mort de Chloé est à la base du dénouement tragique dans L’Écume des jours. Travaillant comme annonceur de mauvaises nouvelles, Colin voit son propre nom figurer sur la liste. Il s’agit d’un euphémisme, la mort de Chloé étant représentée comme bureaucratique et froide, afin de la distancier de Colin. Elle a pour effet d’amplifier la douleur de Colin, puisque ce sont ses efforts afin de guérir Chloé qui annoncent sa mort. Il s’agit d’une représentation de l’absurdité qui ajoute à l’aspect tragique du décès.

Marécage de Corrientes en Argentine
L’enterrement de Chloé se déroule de façon honteuse, selon les procédures des pauvres :
[…] on ne voyait plus Chloé mais une vilaine boîte noire marquée d’un numéro d’ordre et toute bosselée. Ils la saisirent, et s’en servant comme d’un bélier, la précipitèrent par la fenêtre, on ne descendait les morts à bras qu’à partir de cinq cents doublezons.

L’argent signifie le respect, dans cet extrait, puisque Chloé est placée en infériorité car elle est morte dans la pauvreté de son mari. Le bélier est une machine de guerre ancienne servant à défoncer les murailles. Ainsi, il s’agit d’une métaphore représentant le passage de l’autre côté du mur, c’est-à-dire du côté de la douleur, de la mort et de la pauvreté. La mort de Chloé est l’apogée de la mélancolie puisqu’elle signifie la perte définitive de Colin.

L’enterrement se déroule sur une île marécageuse, qui signifie l’extension de la mort à l’extérieur de son appartement. Chloé n’y est pas enterrée en bonne et due forme, puisqu’elle est malencontreusement échappée par les porteurs, s’enfonçant dans la boue marécageuse de l’île. Tout comme ses poumons, elle suffoque dans l’humidité, avalée par l’eau. Son corps disparaît dans la boue, l’oubli devenant pire que la mort.

Le suicide de Colin est présenté par un parallélisme entre son suicide et celui de la souris. En effet, la souris et le chat déclarent s’inquiéter pour Colin qui semble trop se pencher au-dessus de l’eau. Ne pouvant pas supporter l’éventualité d’une si grande tristesse chez Colin, la souris décide de mourir dans la gueule du chat, tout comme Colin qui, ne pouvant pas vivre avec la mort de Chloé, se jettera dans un cours d’eau. Puisque les événements se déroulent parallèlement, le suicide de Colin n’a pas besoin d’être évoqué, on décrit plutôt la mort de la souris. La fin en est davantage tragique, transposant allégoriquement la mort de Colin à la mort de la souris, qui, pour Chloé, signifiait l’espoir, l’accompagnant dans sa mort, en lui démontrant de l’affection, ce que Colin néglige. La souris fait d’ailleurs place à la lumière dans la noirceur en grattant les tuiles encrassées sur lesquelles des rayons se reflétaient avant les changements dans l’appartement :

 « La souris grise à moustaches noires, dans un coin, s’était fait un nid surélevé, elle ne pouvait plus jouer sur le sol avec les rayons d’or comme avant. […] Elle avait, pendant un temps, réussi à gratter un peu les carreaux pour qu’ils brillent de nouveau ». (p. 232) 

Cette action symbolise la touche d’espoir amenée par la souris que Chloé ne veut pas quitter dans ses derniers moments. Il s’agit donc de l’irréversible et de la mort des espérances.



Melancholia : renaissance
Le dénouement de Melancholia se fait par un retour aux sources, c’est-à-dire à la superficialité, puisque Justine prend la décision de mourir dans la norme. De plus, il représente quatre visions de la société moderne, dont la science, symbolisée par John, l’anxiété, par Claire, la résignation, par Justine et l’innocence, par Leo.
Melancholia (2011)

Le retour aux sources se fait par la mise en place d’un scénario par Claire afin d’organiser le dernier moment unissant sa sœur, son fils et elle. Elle propose un verre de vin sur la terrasse avec de la musique, plan clairement empreint d’une grande superficialité qui rappelle le côté procédural du mariage au départ. Justine en sera choquée, rattrapée par sa fuite de conventions. Les répliques à sa sœur seront alors empreintes de colère : « I think it’s a piece of shit ». Le retour aux sources se fait également par la répétition d’une réplique lancée par Claire au début, qu’elle évoque à nouveau lors de leur discussion avant la fin du monde. Il s’agit de la démonstration de la frustration de Claire envers le choix de parcours de sa sœur, décidée à terminer sa vie contre les principes de la société: « Sometimes I hate you so much Justine… » Cette phrase montre le désespoir de Claire, mais surtout le retour à la perte de l’objet du départ, la raison de cette vague mélancolique dans la vie de Justine et de sa famille. Le seul aspect demeurant intouchable est l’innocence, incarnée par Leo, le fils de Claire. À la fin du long-métrage, Justine semble éviter les contacts avec Leo, ne voulant pas altérer sa désillusion envers l’humanité. Leo représente la seule vérité fondée, celle de la fascination, de l’apprentissage et de la naïveté, donc de l’espoir en l’humanité. Il s’agit de la seule nuance dans la réflexion mélancolique de Justine.

C’est dans cette optique qu’à la scène finale, elle fera l’ultime retour au commencement. Claire prise de panique, Justine prend la décision de s’occuper de Leo durant ces derniers moments, le rassurant en ayant recours à la magie. En effet, elle crée la «caverne magique» qui sera construite de branches, comme un tipi, trônant sur une légère colline en accentuant la petitesse du trio face à l’imposante planète. Devenant alors une procédure, la quête de Justine perd tout son sens, donnant ses derniers moments à la conformité au profit de l’innocence. Ce retour éternel au commencement montre l’infinité de la douleur humaine, ainsi que le sort circulaire de l’humanité inchangée.


La perte du réel et le retour aux sources
Malgré le fait que les deux œuvres ont une fin tragique liée à la mort, elles diffèrent par leur signification.

Boris Vian présente une fin qui est l’apogée de la dégradation de l’espace et de la déchéance. Par l’enterrement sur l’île marécageuse, Vian rappelle le changement physique de l’environnement des personnages vers la liquéfaction et la réduction. Le dénouement est tragique par la mort de Chloé et le suicide de Colin qui, tous deux, se produisent dans l’eau. Chloé vit une double mort par noyade, d’abord pas l’expansion du nénuphar dans son poumon, mais aussi par la disparition de son corps dans le sol boueux. Il s’agit d’une allégorie de la mort, puisque l’eau est synonyme de danger chez Vian. Il présente un langage maritime péjoratif, rappelant la noirceur des profondeurs de l’eau. Il s’agit également de l’apogée de la déchéance puisque Colin se suicide, incapable d’accepter son sort.

Chez Von Trier, on remarque un retour aux sources qui diffère du dénouement en chute de Vian. En effet, il présente l’aspect d’éternel recommencement chez l’humain par le retour de Justine vers la convention qu’elle a fuie par la mélancolie. Il s’agit de l’allégorie de la déchéance humaine, qui, circulairement, ne change jamais vraiment. Elle renonce à sa quête pour l’espoir, pour éviter l’atteinte de l’innocence, représentée par Leo. Tout de même, elle semble se délecter du moment de la fin de l’humanité, regardant sa sœur qui, prise par l’angoisse, est en crise devant la perte de sa vie. De son côté, Justine accepte le sort de l’humanité qu’elle réalise restaurée par l’innocence, ce qui semble l’affecter lors de ses derniers moments.

Ainsi, le dénouement de L’Écume des jours et de Melancholia se fait dans le chaos et dans la mort. Les deux personnages renoncent, d’une façon ou d’une autre, à leur quête perdue, qu’ils résolvent par la mort.


La représentation allégorique de la mélancolie se fait, chez Vian et chez Von Trier, par la métaphore. En effet, la mélancolie est représentée, dans les deux ouvrages, par une réalité environnante. Du côté de Vian, la dépression de Colin est transmise par la dégradation de l’espace et du temps, tandis que Von Trier matérialise la mélancolie par la fin du monde, plus précisément une planète qui menace la Terre. Les influences de leur environnement sont similaires, quoique différentes par leur réflexion. Colin cherche à conserver son amour perdu par le mariage tandis que Justine cherche à fuir le désir de convention qui a trait à l’union civile. De plus, les personnages sont en déchéance évolutive tout au long des œuvres, menant à une mort inévitable. Pourtant, ces personnages vivent leur deuil de perte de façon bien différente, puisque Colin est la représentation allégorique du sujet actif, tandis que Justine est celle du sujet passif. Ainsi, les auteurs se complètent, présentant les deux côtés de la mélancolie à travers la perte. Finalement, leur dénouement tragique s’oppose, puisque celui de Colin est une continuité de la déchéance, tandis que celui de Justine est plutôt un retour aux sources de la mélancolie. Dans les deux œuvres, on observe une flagrante critique de l’humanité passant par la mélancolie. Cette tendance du mélancolique repose sur le désir d’«atteindre une prise de conscience […] et possiblement […] [d]’ élaborer une représentation esthétique de cette situation»(9) .  Walter Moser oppose, dans son étude littéraire, le sujet mélancolique au sujet nostalgique. Malgré le fait que les deux affects reposent sur la négativité environnante et le principe d’objet perdu, ils diffèrent. Contrairement à la mélancolie, la nostalgie amène le sujet à croire au retour de l’objet perdu  par un reversement de l’histoire afin d’annuler la perte. Le sujet nostalgique est utopique, voire euphorique, puisque le sujet a comme désir de changer le cours de choses, qui se fera par l’élaboration de multiples activités. Il serait donc intéressant de lier le sujet nostalgique au sujet mélancolique chez Vian et Von Trier par une analyse comparative, puisqu’il est possible de retrouver les sentiments opposés chez les deux protagonistes.

 (1) W. Moser, Mélancolie et nostalgie : affect de la Spätzeit, p. 89.
 (2) L. Lemyr, Étiologie sociale et facteurs de rémission, p. 62.
 (3) G. Bridet, L’Écume des jours (1947) Boris Vian: résumé, personnages, thèmes, p. 23.
 (4) G. Bridet, L'Écume des jours (1947) Boris Vian: résumé, personnages, thèmes, p. 21-23.
 (5) G. Bridet, L'Écume des jours (1947) Boris Vian: résumé, personnages, thèmes, p. 24.
 (6) G. Bridet, L'Écume des jours (1947) Boris Vian: résumé, personnages, thèmes, p. 21.
 (7) W. Moser, Mélancolie et nostalgie : affect de la Spätzeit, p. 87.
 (8) D. Brouillet, Mille ans. Interprétation allégorique et littérale du millénium de l’Apocalypse, p. 21.
 (9) W. Moser, Mélancolie et nostalgie : affect de la Spätzeit, p. 89.

MÉDIAGRAPHIE

Bridet, Guillaume, L'Écume des jours (1947) Boris Vian: résumé, personnages, thèmes, coll. Profil d’une œuvre, volume 218, Paris, Éditions Hatier, 1998, p. 20 à 47 et 64 à 77.

Brouillet, Diane, « Mille ans. Interprétation allégorique et littérale du millénium de l’Apocalypse », Protée, vol. 27, n. 3, 1999, p. 19-28 (consulté sur Érudit le 12 février 2012).

Caron-Ottavi, Apolline, « Le soleil noir de la mélancolie », 24 images, 10 novembre 2011, [http://www.revue24images.com/articles.php?article=1765] (site consulté le 5 février 2012).

Fontainte Rousseau, Alexandre, « À la lumière d’un soleil noir », Panorama Cinema,  4 janvier 2012, [http://www.panorama-cinema.com/V2/critique.php?id=690] (site consulté le 5 février 2012).

Grugeau, Gérard, « Melancholia de Lars von Trier : La danse de la mort », 24 images, [http://www.revue24images.com/archives.php?type=extraits&edition=155#1404] (site consulté le 5 février 2012).

Lambotte, Marie-Claude, « Mélancolie », Encyclopédie Universalis, 5 p.

Lemyr, Louise, « Étiologie sociale et facteurs de rémission », Santé mentale au Québec, vol. 20, n.2, 1995, p. 56-76 (consulté sur Érudit le 6 février 2012).

Loubet del Bayle, Jean-Louis, « Le mouvement personnaliste français des années 1930 et sa postérité », Politique et Sociétés, vol. 17, n. 1-2, 1998, p. 219-237 (consulté sur Érudit le 4 février 2012).

Moser, Walter, « Mélancolie et nostalgie : affect de la Spätzeit », Études littéraires, vol. 31, n. 2, 1999, p. 83-103.

Pintér, Judit, « The Lonely Planet : Lars von Trier’s Melancholia », Senses of Cinema, Issue 61, [http://www.sensesofcinema.com/2011/feature-articles/the-lonely-planet-lars-von-triers-melancholia/] (site consulté le 4 février 2012).

Rauger, Jean-François, « Justine, mariée absente au cœur de la ‘’bile noire’’ », Le Monde, 10 août 2011, p. 18. (consulté sur Euréka le 3 février 2012).

Scott, A. O., « Bride’s Mind Is on Another Planet », New York Times, 10 novembre 2011, [http://movies.nytimes.com/2011/11/11/movies/lars-von-triers-melancholia-review.html?scp=1&sq=Melancholia%20Bride%27s%20mind%20on%20another%20planet&st=cse] (site consulté le 4 février 2012).